La femme au tableau ou le drame du Beau
Après le succès du Discours d’un Roi, David Thompson s’illustre – c’est le cas de le dire – dans la production d’un nouveau film historique. Une réussite.
Vive les avant-premières !
La femme au tableau est à Monuments Men ce que le succès est à l’échec, à savoir sa parfaite antithèse. Si les deux films traitent des vols d’œuvres d’art perpétrés par les nazis durant la Seconde Guerre Mondiale, l’un est réussi, l’autre non. Mieux vaut parler d’un tableau que de mille tableaux. La dispersion n’amène jamais rien de bon. À la mort de sa sœur, en 1998, Maria Altman (Helen Mirren) se tourne vers Randol Schoenberg (Ryan Reynolds), le fils d’un ami de la famille, pour lui demander quelle serait la meilleure façon de récupérer le portrait de sa tante Adèle. Incroyable mais vrai : cette toile et la célèbre Dame en or (1916-1917) de Gustav Klimt ne font qu’un. Du Discours d’un roi on passe au discours d’un droit, celui de la propriété. Comment convaincre le musée du Belvédère de lui rendre son bien ? Que l’on connaisse l’issue de cette affaire ou non, le suspense est tel qu’on la redécouvre d’un œil nouveau. Action !
Un drame en or
Tel est le sens initial de δράμα, en grec, l’action. En tant que genre, le terme désigne une intrigue, une trame dont la fin ne consiste pas fatalement – le mot est choisi à dessein – en la mort d’un des personnages. À l’inverse, une bonne tragédie met en scène un héros victime d’hybris, c’est-à-dire du désir irrépressible de contourner son destin. Tout honorable qu’elle soit, cette velléité, n’a pas lieu d’être dans un monde régi par des dieux. Or, ici, Randy – pour les intimes – ne se bat ni contre Zeus, ni contre des moulins à vent. A fortiori, il ne s’est pas battu, puisque ses exploits relèvent d’une « histoire vraie ».
Sa quête d’identité est triple. Elle inclut la sienne propre, puisqu’il est amené à renouer avec ses origines autrichiennes ; celle Adèle, dont le portrait a été rebaptisé La Dame en Or, dès son entrée au Belvédère ; ainsi que celle d’un peuple, décimé lors du second grand conflit mondial. Les retrouvailles entre Maria et « sa tante » – c’est ainsi qu’elle s’en réfère au tableau – sont une sorte de revanche sur l’Histoire. Et l’affaire en soi permet au héros de s’affirmer en tant qu’avocat. Le succès est donc, lui aussi, triple.
Quand on aime, on ne compte pas… ses heures de “travail”
Bien sûr il aura fallu à Randy un déclic, avant de se lancer à corps perdu dans cette aventure. Lui qui avait accepté ce dossier pour arrondir ses fins de mois, finit par quitter son travail, demander un prêt, et collaborer avec un homme dont il se méfiait au préalable, Hubertus Czernin, incarné par l’adorable – qui n’en est pas fan ? – Daniel Brühl (Good Bye, Lenin). « It‘s a full time job » (« c’est un travail à temps plein »), explique-t-il à sa cliente, pour illustrer sa réticence. Lui qui ne pensait pas pouvoir s’engager dans cette cause décide finalement d’y consacrer tout son temps, une fois frappé de passion. Voilà un autre concept intéressant, le pathos (en grec), ingrédient essentiel au drame. C’est la souffrance éprouvée passivement qui pousse à devenir actif, à agir. Ou, pour le dire plus vulgairement quand on veut, on peut… déplacer des montagnes, décrocher des rendez-vous avec des personnalités supposées inaccessibles, surmonter un problème d’élocution survenu dans un cadre intimidant, telle la Cour Suprême des États-Unis (clin d’oeil évident au Discours d’un roi). Autrement dit, la détermination extermine les obstacles que la vie impose au commun des mortels.
Katie Holmes, en épouse dévouée
En tant que genre fictionnel, le drame se définit comme un creuset d’émotions. Le terme s’est tant galvaudé que la majorité des films porte aujourd’hui cette distinction. Et pour cause, La femme au portrait suscite de nombreuses réactions chez le spectateur, voué à passer constamment du rire aux larmes. Les piques de Maria revêtent un caractère affectueux. Le juge de la Cour Suprême détend l’atmosphère, et surtout le plaignant, avec une plaisanterie inattendue. La terreur est omniprésente dans les passages consacrés aux nazis. « This is like a James Bond movie », lance l’héroïne à un moment où le qualificatif « d’action » ne se prête pas encore au film. La course-poursuite opposant plus tard la jeune Maria, son mari et deux agents SS, contre toute forme d’incrédulité. Vont-ils parvenir à s’échapper ? Et comme si cette frayeur ne suffisait pas, les scénaristes ont décidé de retarder l’embarquement des amants maudits. C’est à ce moment que deux soldats allemands justifient leur venue et le retard du vol par l’arrestation imminente de deux passagers. On n’est rassuré qu’en entendant le nom d’un couple d’inconnus. Ouf !
Ces coups au cœur appuient la définition que Maria Altman donne du mot « restituer », lors d’une conférence à Vienne. A priori, restituer, c’est rendre quelque chose à son propriétaire légitime. Pourtant l’héroïne retient une toute autre signification : restituer, d’après son dictionnaire – dont on ignore bien entendu les références -, c’est retourner dans un état précis. « Comme j’aimerais retrouver la joie que j’éprouvais, quand le tableau était encore chez moi. Comme j’aimerais retrouver cet état de béatitude dans lequel je me trouvais, entourée de mes proches… ». La nostalgie n’est-elle pas le lot de tout le monde ? Les souvenirs ne sont-ils pas un merveilleux remède contre les bobos du présent, la « maladie d’amour » ou le mal du siècle ? « La beauté sauvera le monde », écrivait Dostoïevski. Ici, c’est une rescapée dont le sauvetage soulagerait sinon l’univers, du moins le peuple juif.
Un film esthétique
L’adjectif lui-même vient du grec αἱσθάνομαι, qui signifie sentir, goûter. En effet, le cinéma, sollicite non pas un, comme la plupart des arts, mais plusieurs sens, notamment la vue et l’ouïe. Quant à La femme au tableau en particulier, elle offre une grande place à la musique. Le mari de Maria est chanteur d’opéra. « Un baryton », précise-t-elle auprès douanier, avant de fuir pour Cologne. Son père voue un amour sans borne au violoncelle. Alors que les nazis procèdent à un inventaire, la mère de l’héroïne conjure un officier d’épargner l’instrument. « Pas ça, je vous en prie, c’est toute sa vie ». De son côté, Randy s’avère le petit-fils du célèbre compositeur Arnold Schoenberg, un autre réfugié viennois. La musique n’adoucit pas toujours les mœurs, loin de là. Il arrive qu’elle rappelle au bon souvenir d’un proche disparu, par exemple. Tout dépend également de la cadence, du style écoutés. On n’appréhende pas un drop d’électro comme une impro de jazz. Ici, la bande-son se cantonne au classique. On en doit la plus grand partie à Martin Phipps et Hans Zimmer.
Introduit par des mélodies élégiaques, voire angoissantes, les nombreux flashbacks contribuent à une esthétisation qui, poussée à l’extrême, aurait discréditer le scénario dans son ensemble. « Trying too hard », dirait-on en anglais. Que les images liées au passé soient désaturées, peu importe. C’est la palette de filtres appliqués à chacun de ces retours en arrière qui crée une gêne. Si l’on est d’abord tenté de chercher une explication, on abandonne pourtant rapidement. La sépia pour les années Klimt, une lumière bleutée pour l’époque nazie ? L’hypothèse tombe à l’eau à mesure que se raffinent les déclinaisons chromatiques. L’avantage, c’est que le caractère quelque peu surfait de ces scènes légitime le pédantisme contre lequel tout critique se doit de lutter. Toutefois, la quantité d’analepses -(je vous avais prévenu) est parfaitement dosée. Elle contribue à l’équilibre, pour ne pas dire à l’esthétique classique du film. S’agit-il d’ailleurs d’un diptyque ? D’un triptyque – conforme à la loi des trois unités, de lieu, de temps, et de bienséance - ? Dur à dire. Voilà tout du moins un polyptyque cinématographique « qui marche ». Pas le temps de s’ennuyer tant l’intrigue est rythmée. Plusieurs tableaux en un tableau, le film, traitant d’un autre tableau, La Dame en or, dont l’enjeu oscille constamment entre souvenirs personnels et mémoire nationale. « Ne nous oublie pas », insistent les parents de Maria, avant d’être à leur tour aspirés dans un des plus grands trous noirs de l’Histoire. Après tout, n’est-ce pas la plus grande peur de l’homme, sombrer dans l’oubli ?
> La femme au tableau, de Tom Curtis, avec Helen Mirren, Ryan, Reynolds. Sortie le 15 juillet 2015.