Je rebaptise ma chronique pour l’heure.
De la poésie à l’écran
C’est dire à quel point ce film est convaincant. Non les premières minutes, où l’on s’imagine se diriger discrètement vers la porte de sortie. Je m’abstiens au nom des circonstances qui m’ont conduite au dernier étage du cinéma Quartier Latin. Bien qu’à l’heure, je m’aligne derrière une queue d’environ cinquante personnes. « Rentrez chez vous, il ne reste plus qu’une quinzaine de places ! ». Je pense tenter le tout pour le tout en assaillant le Cerbère. Je suis française, de passage à Montréal, je peux m’asseoir par terre, je suis accréditée au Festival des Films du Monde…”, autant d’arguments à invoquer à la cantonade. À peine ai-je le temps de remuer les lèvres que mon hôte me fait signe d’entrer. « Vous êtes de la presse, vous n’avez pas à attendre », lance-t-il presque outré de mon ignorance. Je me voyais mal partir en plein milieu de la projection après un tel remous.
Naoum, gauche ; Chagall, à droite
(A)tout(s) pour (me) plaire
Assez de scrupules. Passée la scène très superflue de la naissance du peintre, je n’ai plus vu aucune raison, objective, de détester cette production. Objective, car j’expose plus que je n’impose, ici, un point de vue. Film russe, sous-titré en anglais. L’occasion pour moi de pratiquer les deux langues. Les œuvres de Chagall, accessoirement l’un de mes artistes préférés, ne sont pas (comme dans Monuments Men, par exemple) relayées au second plan mais presque traitées comme des personnages à part entière. Plus qu’un décor, elles rythment l’intrigue. L’envol du héros et de sa femme Bella (Kristina Shnayderman), une fois « unis par les liens sacrés du… », évoque la célèbre toile « Les mariés de la Tour Eiffel ». Nulle chèvre violoniste, à l’arrière-plan, bien que l’animal en tant que tel joue un rôle de leitmotiv. À ce propos, la musique d’Alexei Aygi révèle une grande délicatesse. De même, les quelques effets spéciaux que l’on pourrait prendre pour des maladresses font en réalité corps avec la naïveté légendaire de Marc Chagall. Parlant de corps, le charme de l’acteur principal, Leonid Bichevin que l’on aperçoit nu au tout début, présente un atout considérable. Au-delà de la sollicitation de tous les sens, et non seulement la vue, le film participe d’un puissant équilibre.
Un et un font tout sauf deux
Le film est construit sur un système d’oppositions. Deux parties, « Chagall » – « Malevitch », énoncées dans le titre. Au duo fondateur répondent ensuite d’autres paires, Chagall / Bella, l’âme sœur ; Chagall / Naoum, le rival ; le ciel / la terre ; la guerre / la paix ; la révolution / le tsarisme ; le Diable / Dieu : le feu / l’eau… autant de concepts qui s’incarnent dans le script-même. Le scénario s’ouvre sur la naissance de Marc Chagall, ranimé dans un seau d’eau glacé avec, en toile de fond, des flammes illustrant « le feu intérieur qui ne cessera dès lors de brûler en lui ». On comprend très rapidement que son meilleur ami d’enfance, Naoum (Semyon Shkalikov), aimerait lui voler le cœur de Bella. Heureusement, il rentre de Paris à temps pour se marier. Interdit de voyage par la révolution, il fonde une école d’art à Vitebsk où il encourage vivement le fils d’un rabbin. Ainsi se forge, au travers du maître et de l’élève, un nouveau couple. L’arrivée de Malevitch (Anatoly Belyy) compromet progressivement l’autorité du professeur naïf. Le premier se compare à Dieu, prétend régner sur la Terre au gré d’un nouveau courant artistique, le suprématisme ; le second, défend un style figuratif onirique, associant la peinture à un moyen de transport. Un transport de nature céleste. D’où les quelques scènes, dont la dernière, où l’artiste flotte dans les airs arrimé à son chevalet. À la fin, tous les personnages, morts ou vivants, gentils ou méchants, l’y rejoignent, sauf Malevitch, qui maintient son désir de dominer le globe.
De manière générale, la philosophie repose sur un tissus de contraires. Le mal n’existe pas sans le bien, le bonheur sans le mal-être, le noir sans le blanc, la fumée sans le feu. De la même façon, le génie créateur de Chagall tient en grande partie au soutien de sa femme, à qui l’on doit cette réplique nodale : « Tu sais, dans un couple, pour que l’un puisse voler, il faut que l’autre le protège en gardant les pieds sur terre. L’absence de pareil ancrage engendre le chaos ». Au risque de paraître sexiste, niaise, ou même simpliste, je retiendrai cette citation comme moralité de ce film merveilleux, aux deux sens du terme.
“Chagall – Malevitch”, un film d’Alexandre Mitta