Depuis deux semaines jusqu’au début du mois d’octobre, le Musée des Beaux-Arts de Montréal expose quelques chefs-d’œuvres du grand joailler russe. Visite privée.
Il est à la Russie, ce que Cartier est à la France. Son best seller : une série de 250 œufs, dont 50 destinés à la famille impériale. Un trésor dont Lillian Pratt acquiert cinq pièces avant de les prêter, cette année, au Virginia Museum of Fine arts à Richmond (Virginie). Quant à l’exposition que propose aujourd’hui le Musée des Beaux-Arts de Montréal, elle s’articule autour de quatre d’entre elles, la cinquième étant trop endommagée pour être montrée. « À chaque salle, son œuf et son décor », explique le commissaire Sylvain Cordier, en guise d’introduction.
Déjà 90 000 personnes ont transité par le fastueux escalier de l’aile moderne. Son ascension se conclue par une toile de l’artiste canadien Dorian Fiztgerald, large représentation de l’oeuf au treillis de roses (1907) dont le relief évoque le cloisonné, technique consistant à marquer des contours à l’aide d’une mince bandelette métallique soudée. Les alvéoles ainsi obtenues sont ensuite remplies d’émail, cuites et enfin poncées. Une technique dans laquelle excelle l’artisan russe. Derrière cette œuvre dont la monumentalité dénonce une réflexion sur le luxe et ses dérives, un film de 20 minutes réalisé par la BBC. « Difficile à couper, tant il y a à dire ». De part et d’autre des marches, deux chronologies : à droite, les dates-clés de la carrière de Pierre-Karl Fabergé ; à gauche, des clichés d’œufs dont le style évolue au fil des ans. Durant la guerre, par exemple, le verre fait office de cristal. La plupart des ovoïdes s’ouvrent comme des “Kinder surprise”. Un mécénat en chocolat ? « Non, mais vous avez raison, on aurait dû demander ».
Salle 1 : Les icônes de Pâques
La première salle confime le parallèle entre orfèvrerie et pâtisserie. En Russie, la tradition veut que chaque homme marié offre un pendentif à sa femme le premier matin de Pâques. C’est Alexandre III qui, le premier (1885), commande à Fabergé un œuf pour son épouse, la princesse Dagmar de Danemark. Sous Nicolas II, la “couvée” double de volume puisque le souverain, qui vouait à sa mère une grande admiration , ne manquait jamais une occasion de la gâter. L’œuf au pélican (1897) qui trône dans la première salle est un parfait exemple de cette piété filiale, l’animal incarnant d’ordinaire la Passion du Christ. Il se déploie en huit cadres ovales perlés contenant, comme la plupart des productions Fabergé, une figurine en ivoire peint ; car le joailler travaillait main dans la main avec le miniaturiste de la cour, Vassili Zuev. En toile de fond, une série d’icônes, dont certaines encadrées par le maître en personne, soulignent l’influence de la religion orthodoxe sur le pouvoir russe.
Salle 2 : De la musique avant toute chose?
Virage à gauche pour se retrouver nez-à-nez avec l’œuf impérial dit “Pierre le Grand” (1903). Nicolas II l’attribue à son épouse Alexandra Feodorovna en 1903, année du 200e anniversaire de la création de Saint-Pétersbourg. L’œuvre arbore, en son centre, un portrait du personnage éponyme, fondateur de la ville ; au recto, l’image de sa modeste cabane en rondins, première construction de la capitale ; au verso, une représentation du Palais d’hiver, résidence impériale. À l’intérieur, une mini réplique de la célèbre statut de Pierre le Grand par Falconnet (1792). Cette dualité rappelle la fameuse citation de Catherine II, fière d’avoir su transformer une cité de bois en un royaume de pierre. Une phrase qui résonne d’autant plus dans la tête des visiteurs que la silhouette de l’impératrice se dessine sur les murs immaculés, à l’instar des personnages illustrant certaines partitions musicales.
« Comme à son habitude, Hubert (le Gall de son nom, scénographe attitré de l’exposition, NDLR) a voulu travailler sur les ombres. Celle d’Ivan le Terrible cohabite, en musique, avec celle de Pierre Le Grand, écho à l’œuvre centrale. Nicolas II se cache, quant à lui, derrière un aigle bicéphale, emblème de l’Empire russe. Quatre dirigeants, quatre œufs, quatre salles ! On admire la cohérence du parcours. Tout autour, des vitrines taillées en cubes ressemblent à des glaçons voguant sur la Néva. Chacune confronte la production de Fabergé aux travaux de ses contemporains, émules, associés ou rivaux. « Il s’agit ici de contextualiser » : au début du XXe siècle, émerge le style néo-russe, fruit d’une quête d’identité politique. Au dilemme opposant occidentalistes et orientalistes répond la question « Quelle esthétique pour la Russie ? ». Oscillant entre motifs asiatiques et mauresques, entre autres, les pièces présentées témoignent de ce tiraillement entre deux points cardinaux.
Salle 3 : Troupeaux de « Fauxbergés »
En 1914, Fabergé ouvre deux magasins, l’un à Moscou ; l’autre à Odessa. Au même moment, la reine d’Angleterre (sœur de Dagmar) le sollicite pour une série d’animaux précieux. L’aristocratie salve collectionne de son côté des fleurs, la particularité de l’orfèvre impérial étant de plonger ses bouquets dans une eau en cristal plutôt que dans un pot vide. Ils sont légion les artisans qui ont essayé d’imiter ce type de compositions joaillo-florales. « D’où la section que nous consacrons ici aux “Fauxbergés“. Les copieurs pensaient qu’il suffisait d’accompagner n’importe quelle photo du couple impérial avec un aigle bicéphal afin de se faire passer pour Fabergé. Or, la pauvreté de leur palette trahit un goût prononcé pour le kitch ». Même Cartier envoyait ses employés percer les secrets de son concurrent slave. L’eau cristallisée demeure toutefois la signature de ce dernier, en tant qu’allégorie de l’immortalité / métaphore d’une végétation imperméable à l’hiver.
Drôle de coïncidence : le socle de l’ovale exposé dans cette troisième salle, l’œuf du tsarevich (1912), reprend le symbole de l’éternité chez les Grecs. « Il s’agit d’un ajout. Seul l’œuf au pélican repose sur son support d’origine » Estimé à 37 millions de dollars, ce bijou en lapis-lazuli mesure 12,5 cm et recèle un portrait d’Alexis vêtu d’un maillot rayé bleu et blanc. L’armature en or s’assortit aux lampes en cuivre suspendues au plafond, en référence à la décoration des boutiques Fabergé. La boucle est bouclée. Ou presque. Les vitrines sont cette fois-ci fixées sur des tables aux contours ondulés : les joaillers s’appuyaient sur les surfaces pleines et, dans le creux accueillant leur tronc, jetaient la poudre d’or engendrée par leur dur labeur.
Salle 4 : La fin des Romanov
La dernière étape se veut nettement plus dramatique. Comment évoquer sobrement, en effet, la fin tragique des Romanov, assassinés un à un dès 1917 ? Une séparation en zigzag orne les murs, le genre de ligne singnifiant habituellement un cœur brisé. De toutes parts, des miroirs prennent la forme d’éclats de verre. Chaque paroi est fendue d’une ouverture projetant des documents – photo ou vidéo – d’archives. Vie privée. Vie publique. « Ainsi le spectateur se glisse dans la peau d’un Romanov qui, par la fenêtre d’un intérieur richement décoré, regarde la révolution de 1917 éclore dans les rues ».
Dans ce contexte, Fabergé doit recourir à des matériaux moins précieux. Dépouillé d’ornement l’œuf de la Croix-Rouge (1915) rend hommage aux femmes de la famille impériale, toute impliquée dans l’effort de guerre. Fabergé, qui les représente dans un cadre-accordéon d’une extrême sobriété, leur emboîte le pas, forgeant des cendriers en cuivre à l’attention des officiers russes. L’exposition s’achève sur un cadre étoilé, le seul dont la photo soit authentique, et le visage candide de la grande-duchesse Tatiana, tuée le 17 juillet 1918, ainsi que ses proches, dans les sous-sols de la maison Ipatiev, à Ekatirinbourg. On en oublie presque Fabergé. « C’est voulu », conclue le conservateur que nous remercions encore pour son accueil bienveillant.
“Fabuleux Fabergé : joaillier des tsars”, jusqu’au 5 octobre. Musée des Beaux-Arts de Montréal.