Toile à scandale, c’est dans la ville natale du peintre réaliste que vient se cacher aujourd’hui l’Origine du monde.
Se cacher ? Non, l’icône franc-comtoise est venue se dévoiler, en regard d’autres toiles, selon le rituel instauré par ses propriétaires successifs. Conçue en 1866 pour le collectionneur ottoman Khalil-Bey (1831-1879), l’œuvre de Gustave Courbet (1819-1877) se voit tout d’abord accrochée dans une salle de bains luxueuse, derrière un rideau de velours vert ; de sorte que sa révélation à quelques happy few prenait toujours un caractère sacré. Le baron Ferenc Hatvany (1886-1958) l’acquiert en 1912, dissimulée derrière Le Château de Blonay (1975), un autre tableau de Courbet orné d’un cadre à clef. Une protection qui, si elle prémunit l’acheteur de toute attaque quant au caractère transgressif de son bien, accuse le voyeurisme d’éventuels spectateurs. Finalement, Hatvani cède Le Château à son ami le Baron Mór Lipót Herzog (1886-1934).
L’origine du monde à travers la fente d’un mur
Éclate la Seconde Guerre Mondiale, l’Origine du monde tombe entre les mains de l’Armée Rouge – et non des nazis comme on aurait tendance à le penser -, avant d’être rachetée par son propriétaire, lequel revend l’œuvre une dizaine d’années plus tard à Jacques Lacan (1901-1981). Fier de son acquisition, le « dragon de la psychanalyse » demande à son beau-frère André Masson (1896-1987) de concevoir un panneau suggestif qu’il était, selon son fils Thibault (né en 1939), le seul à pouvoir ôter en présence de ses fréquentations, dont Marguerite Duras (1914-1996) ou encore Claude Lévy-Strauss (1908-2009). Une possessivité qui relève presque de l’adultère. Or, Lacan considérait moins l’Origine comme sa maîtresse que la pièce manquante de Partie de campagne, un film de Jean Renoir (1894-1979) où figure sa femme, Sylvia Bataille (1908-1993). À cet égard, le plasticien Jean-Jacques Lebel (né en 1936) va jusqu’à supposer que « le psychanalyste aurait vu dans le tableau de Courbet ce que Renoir n’aurait osé filmer », l’entre-jambe de Mme. Bataille se balançant sur une escarpolette . Entrée en 1993 dans les collections du musée d’Orsay, le tableau se double désormais d’une vitre, bouclier contre le vandalisme. Voilà pour les origines de « L’Origine », ce fragment de nu grandeur nature, systématiquement protégé par une sorte de cache-sexe dont certains se passeraient bien.
L’iris décliné
D’autres, au contraire, osent à peine le regarder. Nul besoin de cache, dans ce cas : les yeux du spectateur pudibond se couvrent instinctivement d’une main ou d’une paupière. Cette relation complexe à l’une des œuvres les plus controversées de l’histoire de l’art, le musée Gustave Courbet l’explique à travers le prisme du regard. Au « regard des collectionneurs », prétexte pour revenir sur le passé de la toile, succède une section consacrée au « regard érotique ». On y croise les noms d’Ingres (1780-1867), Carrache (1560-1609), Corrège (v. 1489-1534), Rodin (1840-1917) dont la présence déborde sur deux salles mitoyennes. Focus sur Iris, bronze qui doit son nom à la déesse grecque ornant l’aile est du British Museum, à Londres. On pense aussi à notre iris. À quoi se livre-t-il quand on ne ferme pas l’oeil ? À une allégorie de la création ? À une représentation dégradante de la femme en tant qu’objet de plaisir ?
Louise Bourgeois, Le regard, 1966
Quand le collectionneur ne recourt à aucun un artifice pour dissimuler une peinture, ou quand le spectateur ne ressent plus le besoin de s’y dérober, c’est l’artiste qui déguise le sexe féminin sous un motif autre. Telle est la thèse que défend la salle dédiée au « regard poétique ». Si Gustave Courbet prête au vagin les traits d’une grotte de sa région (cf. ses carnets de jeunesse), Georges Lacombe (1868-1916) suggère ce qui en émane au travers d’une Vague violette (1895-96). Odilon Redon (1840-1916) file, quant à lui, la métaphore avec La coquille (1912), une perle qui a le mérite d’avoir été accrochée à côté de la star de l’exposition, entre deux murs découpés en leur centre. Une mise en scène qui évoque la fente de l’objet présenté à Ornans, et qui dénonce la présence tacite d’un visiteur-épieur. Plus explicite, la Vulve de roses qu’imagine Johan Creten en 2005. Mais l’œuvre la plus riche de sens demeure probablement Le regard (1966) de Louise Bourgeois (1911-2010), cet œil formé de deux lèvres et d’un clitoris en latex. Le voilà l’iris transfiguré en sexe ! Comme si le regard, en se plongeant irrésistiblement dans la matière sculptée, finissait par faire corps avec elle.
« Autour de l’Origine du monde. Cet obscur objet de désirs », du 7 juin au 1er septembre, musée Gustave Courbet, Ornans.
ÉCOUTER AUSSI : l’enregistrement lié à cet article.