Et encore, la Fondation de l’Hermitage de Lausanne n’en expose actuellement qu’un tiers. On tomberait sans aucun doute en pâmoison dans la maison du collectionneur.
Fan oui, au point de pleurer devant certaines « pages ». C’est ainsi que l’on désigne les œuvres exposées à la Fondation de l’Hermitage, des dessins à la pierre, au fusain, à la sanguine, au pastel… Le nom évoque plutôt le monde des livres. Heureuse coïncidence quand on sait que Jean Bonna collectionnait des éditions rares avant de se tourner progressivement vers l’art. « Si le bibliophile cherchait à combler des manques, l’esthète n’achète par contre que ce qui lui “parle“ », explique la conservatrice Aurélie Couvreur, laquelle nous a généreusement accordé une visite privée. À une course aux références littéraires s’opposent les « coups de cœur » de l’amateur. Résultat : des coups au cœur chez le spectateur, qui doit reprendre sa respiration entre les 150 feuilles présentées.
Un « feu d’artifice » de splendeurs
On est tout de suite happé par l’intimité qu’inspire chaque œuvre. Chacune sans exception. Qu’il s’agisse d’un Michel-Ange, d’un Chardin, ou d’un Renoir, l’émotion est la même, tout en étant différente. Bien sûr, on ne ressent pas la même chose devant l’un ou l’autre. Toutefois, l’envoûtement est garanti. Merci à Jean Bonna d’avoir eu l’œil, mais aussi au commissariat d’avoir su retenir la crème de ses trésors. Des trésors classés par école (il fallait bien trouver un ordre).
Baccio Bandinelli, Etude de tête de vue de dos, de profil vers la droite
Au rez-de-chaussée, Michel-Ange cohabite avec Léonard de Vinci, Le Pérugin, Le Parmesan, Le Caravage. Tous les grands noms à article (défini !), preuve inavouée de supériorité. Au premier, l’école française accueille quelques exceptions. Entre Antoine Watteau, le galant, Jean-Honoré Fragonard, le coquin, et Hubert Robert, le ruiniste, William Turner et Thomas Gainsborough jouent les incrustes. Sans faire tache, attention ! Tous incarnent un tracé léger. Quels surnoms pour les deux Anglais ? À discuter.
Claude Lorrain, Paysage littoral avec combat sur un pont
Les voisins du dernier étage viennent, quant à eux, du nord. Moins connus certes, mais tout aussi puissants. « C’est magnifique ! », « Magnifique ! », répète-t-on en boucle dans sa tête. Comment décrire tant de splendeurs ? Un mot n’est jamais à la hauteur d’un sentiment. Le vocabulaire vient à manquer, quand jaillit soudain dans le couloir un « C’est reposant ! ». Reposant, en effet, de croiser un visiteur fort d’un nouveau qualificatif. L’adjectif soulève cependant un paradoxe : les techniques représentées ont beau caresser le regard, leur contemplation se veut épuisante. De surprise en surprise, le cœur bondit dans la poitrine. Si bien qu’avant de descendre au sous-sol, on a déjà le souffle coupé. « -1 ». Plus une dizaine d’artistes modernes. Gustave, Pierre-Auguste, Claude, Paul, Edgar… ils sont tous là. Qui ? Courbet, Renoir, Monet, Cézanne, et Degas, voyons ! Tellement accessibles qu’on finit par les appeler par leurs prénoms.
En effet, l’un des tours de force de l’exposition réside dans la proximité aux œuvres. D’ordinaire une certaine distance est maintenue entre le spectateur et les arts appelés graphiques. Ainsi au Louvre, où de telles feuilles seraient emprisonnées dans une vitrine. Nulle séparation, ici. Les pages de Jean Bonna affrontent les visiteurs à même les murs. La tentation de les toucher est grande quoique stérile face au scrupule véhiculé dans tous les musées. En revanche, il n’est pas interdit de prendre des photos. Le collectionneur aurait donné son consentement. Quelle chance !
« Une scénographie intelligente dans un lieu contraignant »
Pas de place pour les étalages en tous genres. Ni pour les installations, ni pour la vantardise. La scénographie masque des contraintes que les conservateurs ont réussi à surmonter avec grâce et ingéniosité. Ce n’est pas l’espace qui s’adapte aux œuvres, mais bien plutôt l’inverse. Tout commence par le choix de la peinture, seule altération autorisée dans ce monument classé. Plus on grimpe dans les étages, plus les cimaises s’éclaircissent. Du vert canard, couleur dominant La Barque d’Odilon Redon, au sous-col, on passe au vert de gris, rappelant la palette des Nordiques nichés au grenier. Le pâle turquoise qui structure le premier étage sied parfaitement à l’humeur française. On n’imagine pas le Portrait de mademoiselle d’Effiat par Claude Mellan sur un autre fond, par exemple. Le premier niveau reste le plus impressionnant. Vert forêt. C’est exactement la couleur qu’arborent certains supports du XVIè siècle ; si bien qu’on a parfois l’impression d’une mise en abyme. Les deux Tête(s) de jeune(s) femme(s) signées Federico Barocci sont accrochées à un mur assorti aux cartons sur lesquels elles ont été collées. Dans la salle du dessus, deux autres pastels, cette fois-ci de Pierre Chardin. Un écho géographique qui contribue à la cohérence de l’ensemble.
D’autres mariages chromatiques sont à l’œuvre. Certains cadres rappellent la pierre des cheminées qu’ils surplombent. C’est le cas de l’étude de Baccio (Bartholomeo) Bandinelli, affiche de l’exposition, ou encore du Portrait de François II par François Clouet.
François Clouet, Portrait de François II
Dans un espace aussi contraignant, les transitions jouent un rôle majeur. Au premier étage, par exemple, deux toiles italiennes servent de tremplin aux artistes français. Quant à Hans Hoffmann, il est le trait d’union entre ce dernier niveau et le grenier. Son marcassin annonce une grenouille. Puis c’est l’inverse : le batracien renvoie au bon souvenir du mammifère. “Nous nous demandions s’il fallait prolonger un thème au-delà des escaliers ou bien annoncer le suivant au sortir d’une école”, avoue Aurélie Couvreur. La question ne s’est visiblement pas posée que pour la collection de Jean Bonna. À gauche de la dernière section se profile une salle consacrée à François Bocion, le « Boudin de la Suisse ». Or quel artiste ouvre l’espace suivant ? Eugène, bien sûr. À ses côtés, des Edgar, Fantin, Félix (Valloton) et Armand (Guillaumin), arrachés aux réserves de la fondation. On n’en aura donc jamais fini de pleurer !?
“De Raphaël à Gauguin. Trésors de la collection Jean Bonna”, du 6 février au 25 mai, Fondation de l’Hermitage, Lausanne.