Mr. Turner : portrait en longueur
Le dernier film de Mike Leigh (Another Year, Be Happy) brosse le portrait du célèbre peintre William Turner, le Claude Monet de l’Angleterre. En toile de fond de cette œuvre-fleuve (trop long !), des paysages dont la beauté rehausse l’humanité du héros, maître absolu de la lumière, pourtant dépeint sous son plus mauvais jour.
Le porc des ports
Dans l’imaginaire collectif, Joseph Mallord William Turner (1775-1851) n’est qu’une signature, sûrement parce que sa renommée repose sur un nombre incommensurable de paysages, mais aussi et surtout parce la splendeur de ses toiles dispense d’associer son nom à un visage. Si Timothy Spall ne jouit pas d’un physique particulièrement séduisant, il n’est, devant l’objectif Mike Leigh, pas non plus mis à son avantage. « Quand je me regarde dans la glace, je vois une gargouille », confie le héros à Mrs. Booth (Marion Bailey), sa logeuse et future maîtresse, après que celle-ci eut comparé son propre nez à un groin. Quelle ironie quand on pense aux grognements qu’émet l’artiste tout au long du film, que ce soit pour manifester sa peine quant à la mort de son père, son mépris vis-à-vis de John Constable (1776-1837) à l’Académie, ou bien encore son plaisir face à un bon repas. A ce propos, quelle débauche de nourriture ! La légende veut que William Turner peignait avec des œufs, de la farine, du lait… une pratique loin d’être appréciée de tous, comme l’atteste la dernière demi-heure. Quand le peintre ne se promène pas, il mange. Et quand il ne mange pas, il embrasse sa domestique ou Mrs. Booth dans un élan si bestial qu’il en ferait fuir plus d’une aujourd’hui. Le premier baiser qu’il échange avec cette dernière, dans une cage d’escaliers, par exemple, évoque davantage un cochon dévorant sa pâté, tant l’acte se veut bruyant.
Derrière ce physique ingrat se cache une personnalité a priori non moins déplaisante. Turner, un monstre d’égoïsme. Ainsi aurait pu s’intituler le premier tableau du film, si celui-ci avait été découpé en tableaux. Chaque fois qu’elle lui rend visite, il congédie ou ignore Sarah Danby, veuve aigrie avec qui il aurait eu deux filles. Quant à sa paternité, il la dénie dans plusieurs scènes. Lorsque son homologue endetté, Benjamin Haydon (1786-1846), le mouton noir de l’Académie, lui reproche de ne pas connaître la douleur due à la mort d’un enfant, l’insensible ne le détrompe pas. Lorsque la même Sarah Danby revient lui annoncer la mort de sa cadette, l’insensible feindra l’indifférence en sa présence. Ce n’est qu’une fois la furie partie – à la décharge du personnage, la mère amère ne force pas l’indulgence –, que le peintre émettra un concert de pleurs, grinçant à souhait.
En effet, l’humanité du héros finit par ressortir progressivement. Si sa laideur met en valeur la splendeur des paysages capturés par la caméra de Mike Leigh dans des plans d’aspect quasi pictural ; à l’inverse, la noirceur de certains personnages ou décors, souligne sa profonde candeur, pour ne pas dire bonhomie. Les premiers accès de gentillesse chez Turner coïncident avec le déclin de son père. Une lueur d’inquiétude anime son regard face aux chutes et quintes tonitruantes de ce dernier. Pourtant, cette piété filiale exclut la mère du peintre. Sur son lit de mort, Turner Sr. exprime tour à tour regrets et dégoût quant à cette femme que l’on comprend fatale. « Nous avons bien fait de la chasser, papa. Elle nous empoisonnait l’existence », s’exclame le fils avant de se retrouver devant un corps inanimé. Tandis que le spectateur s’interroge sur le destin de la mère indigne, les images défilent d’un marché de légumes à un bordel. L’empathie suscitée par le deuil du héros le lave de tout soupçon, comme si la perte d’un être cher le rendait soudainement hermétique aux fantasmes. Pourquoi l’esthète irait-il dans une maison close, si ce n’est pour croquer une jeune prostituée ? La confirmation de cette hypothèse soulève toutefois une autre question. Comment l’artiste peut-il resté stoïque face aux courbes qui se présentent à lui ? Seconde effusion de larmes devant le tas de chair allongé sur le lit. Ainsi s’inversent les points de vue, à la manière d’une contre-plongée en peinture. Dès lors, on ne regarde plus Turner de haut, mais avec un respect qui confine à la pitié lorsque celui-ci devient la risée de la « haute » société, soit le dindon de la farce, pour filer la métaphore gourmande. Aux critiques incendiaires d’une princesse contemplant son œuvre, répondent les farces dégradantes d’une troupe de théâtre public le limitant au statut de goinfre invétéré. De même, au moment de sa déchéance physique, accusée par maintes pérégrinations, le spectateur est invité à compatir.
L’appel des mers/mères
Entre une succession de voyages et une application le rivant au plus près de ses toiles, la vue du peintre était vouée à baisser. Turner par monts et par « veaux » (et non vaux), sommes-nous tentés d’écrire au vu de son appétit ogresque. Grotesque s’avère par ailleurs, l’instance sur ce point. En revanche, on ne se lasse pas de suivre les déplacements de cet artiste attiré par la mer. « Tu n’en as pas marre de peindre des marines ? », demande Haydon au héros habitué à cracher sur ses tableaux pour assouplir le mouvement des vagues. D’un port à l’autre, son amour pour l’eau ne manque jamais de s’intensifier ; à tel point que l’inconscient demande à être attaché en haut d’un mât. Exposé aux assauts d’une violente tempête, il tombe malade sans pour autant cesser de travailler. A croire que si l’expérience était à reproduire, l’artiste la revivrait sans hésiter. Peut-être en eût-il été autrement si Mrs. Booth n’avait été là pour le soigner.
A l’appel de la mer répond, en effet, la recherche d’une figure maternelle. S’il retourne aussi souvent au port de Margate, c’est non seulement parce qu’il y trouve une tranquillité propice à son inspiration, mais aussi et surtout parce qu’y loge l’aimable Mrs. Booth. Veuve par deux fois, cette dernière l’héberge dans une chambre donnant sur les flots, avant de devenir petit à petit sa maîtresse. Tous deux emménagent ensuite au bord de la Tamise où William Turner s’éteint dans un fou rire caricatural : « Dieu est le Soleil ». Bien qu’ils rassurent au début, les bons sentiments écoeurent au bout d’un moment. Quand Turner appelle Dam’zelle dans un dernier râle, comme s’il s’agissait de l’amour de sa vie ; quand ladite domestique boîte, couverte de plaques rouges sur le visage, jusqu’au domicile de son patron, avant de rebrousser chemin, le film perd en crédibilité. De même, la préciosité du jeune Ruskin, fan inconditionnel de William Turner, sonne faux. La scansion excessive de ses phrases, son rictus d’enfant gâté, sa féminité affectée contribuent à ce que l’intrigue tombe finalement à plat. Sans les longueurs, sans certaines redondances, peut-être l’ensemble aurait-il été plus harmonieux ? Peut-être, mais rien dans le monde de la création n’est certain. En ce sens, la présente critique, elle aussi, vaut ce qu’elle vaut.
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