On quitte la capitale pour gagner la troisième commune de France. C’est là qu’est née l’épouse n°3 de Sacha Guitry, à qui le musée des Beaux-Arts de la ville rend un vibrant hommage.
A Lyon, on ne présente plus Jacqueline Delubac. Peut-être les Parisiens ont-ils néanmoins besoin d’une piqûre de rappel. D’où l’intérêt de la première salle de l’exposition, une antichambre regroupant une nature de morte de Pierre Bonnard, Poisson sur une assiette (1921) (première toile à entrer au musée, NDLR) et, au fond, une vitrine parsemée de clichés noirs et blancs, parmi lesquels des photomatons potaches. Un portrait d’Isabelle Delubac, la mère, le coach de Jacqueline, par Paul Audra (1913) introduit les visiteurs dans le vif du sujet. Francis Bacon, Auguste Rodin, Jean Dubuffet… autant de noms accrochés dans l’entrée de l’appartement de celle que l’on finit par surnommer « la femme la plus élégante de Paris ». Et la visite ne fait que commencer ! Au milieu d’œuvres que la coquette décida de léguer à l’institution lyonnaise en 1993, à savoir quatre ans avant sa malencontreuse disparition.
Roger Kahan, Jacqueline Delubac, (c) Succession Delubac
De la scène au rôle de mécène
Rien ne prédestinait Jacqueline Delubac à collectionner des œuvres d’art. Sa vocation première était de devenir danseuse. Le destin la hissera sur la scène des Bouffes Parisiens puis, sur un piédestal dont Sacha Guitry, devenu son Pygmalion en 1934, ne la poussera jamais malgré un divorce consenti en 1939. Elle doit au dramaturge d’avoir propulsé sa carrière d’actrice, façonné son image, ainsi qu’un certain goût, pour ne pas dire un goût certain pour l’art. Un certain goût parce qu’elle développera une sensibilité plus moderne que son amant et mentor, classique comme son père. La plupart des toiles tapissant les murs du 18, avenue Élysée Reclus appartenaient, en effet, à Lucien Guitry, ami d’Auguste Rodin, Renoir et Claude Monet, dont l’hôtel particulier fait, à Lyon, l’objet d’une reconstitution virtuelle. Face au film projeté à mi-parcours, les tableaux auxquels la troisième épouse de Guitry Junior eut l’occasion de côtoyer pendant quatre années.
Iris, messagère des dieux, 1895 (particulièrement chère aux Guitry)
Passé un couloir évoquant les succès de la starlette tant sur scène que, plus tard, à l’écran, se profile une vaste pièce éclatante. Ce « salon rouge », à l’instar des autres salles de l’exposition, reproduit, photos à l’appui, l’une des pièces de l’appartement où Jacqueline Delubac s’installa après la mort de son second mari, le diamantaire Myran Eknayan. Veuve précoce, elle hérita de pépites impressionnistes, dont le fragment central du Déjeuner sur l’herbe de Claude Monet (1865-66), offert en dation à l’État avant d’atterrir, au musée d’Orsay, en 1987.
Pierre-Auguste Renoir, Jeune fille au ruban bleu, 1888
Une collectionneuse (bien) conservée
De même à l’étage, les cartels s’appuient sur des clichés témoignant d’une profonde correspondance entre la scénographie de l’exposition et les appartements de son égérie. Une exactitude dans la recherche que l’on doit en grande partie à la commissaire Salima Hellal, par ailleurs conservateur du patrimoine des Objets d’art au musée des Beaux-Arts de Lyon. Au « corridor » regroupant des œuvres inclassables, des dessins de Paul Delvaux, un tableau d’Odilon Roche et un portrait de Jacqueline Delubac par Paol Vallorz, succède une reproduction du « grand salon », où cohabitaient un Picasso,« Femme assise sur la plage » (1937), un Georges Braque, « Femme au chevalet » (1936), quelques Rodin (encore et toujours !), un Fernand Léger, « Les Deux Femmes au bouquet » (1921). Pourquoi tant de figures féminines chez l’ancienne comédienne ? Sûrement pour affirmer son indépendance, son célibat, face à l’autorité maternelle. S’ensuivent des cimaises vert bouteille, “citation volontaire” des murs de la salle à manger du Quai d’Orsay. Jacqueline Delubac y partageait ses repas avec Raoul Dufy, Léger, Miró… ”J’ai un bon œil, j’ai eu le bonheur d’avoir un assez bon instinct et d’acheter des peintures de Poliakoff, de Fautrier, de Dubuffet qui étaient peu connus et j’ai la joie de la avoir acquises quand tout le monde se moquait de moi”. Or, qui pourrait aujourd’hui avoir l’audace de se moquer d’une femme ayant eu l’intelligence de placer un Manet (Jeune femme à la pèlerine, Jeanne Demarsy, 1881) au-dessus de son lit ?
Le Grand salon du Quai d’Orsay
À force de vivre parmi des œuvres d’art, Jacqueline Delubac était vouée à en devenir une. C’est l’impression qu’inspire la photo ponctuant le parcours. Dans ce portrait signé Bernard Buffet, la robe Pierre Cardin que porte la célèbre collectionneuse forme une sorte de damier asymétrique avec un double fond noir et blanc, une composition digne du mouvement cubiste. Ce n’est pas le premier photographe pour qui posa l’ex-ambassadrice de la Maison Poquin – à qui Guitry vouait une fidélité sans nom -. Roger Kahan (cf. photo 1), André Durst, Georges Mathieu, entre autres, peuvent se targuer d’avoir immortalisé l’élégance cette figure de mode. Toutefois, la coquetterie de Jacqueline Delubac nourrit un paradoxe surprenant. Férue de mondanités, elle errait d’un bal à l’autre et ce, même après s’être retirée de la scène pour ne pas avoir à subir la concurrence de beautés plus jeunes qu’elle. Elle incarne, à son époque déjà, l’archétype de la Parisienne, une étiquette qu’elle assumait parfaitement et lui valut d’être classée par le magazine américain Life parmi les cinq femmes les plus chics du monde. De là, la dernière vitrine consacrée à quelques unes des plus belles tenues de l’ancienne comédienne, un modèle de Mariano Fortuny (1930), une robe d’automne d’Emanuel Ungaro (1967), une robe de soirée griffée Azzedine Alaïa (1993), toutes propriétés du musée de la Mode et du Textile. Une couleur dominante : le vert, le même couleur qui aurait causé la rupture entre Delubac et Guitry, vert, lui, de rage, à l’idée qu’elle pût porter cette teinte. Qu’aurait pensé le dramaturge de la salle-à-manger sapin de son ex-femme, une femme au caractère bien trempé qui disparaît, le 14 octobre 1997, sous l’assaut d’un cycliste maladroit. Un accident qui lui aura au moins permis de préserver son image jusqu’au bout, selon ses propres vœux.