Après le Chicago Tribune, le premier quotidien anglophone du Québec m’a fait l’honneur de m’accueillir dans ses bureaux.
Je ne comprends pas : le cinéma où j’ai vu le dernier Harry Potter, en 2009, se trouve juste en face. À gauche, un HMV et à droite, un Jean Coutu, les équivalents respectifs de la Fnac et de Franprix. Ce qui veut dire que j’ai dû passer une bonne centaine de fois devant sans même le remarquer. Shame on me qui, dès mon semestre d’échange à l’université de McGill, me destinais à une carrière de journaliste. Et dire que je vivais à deux pas. Je rentre, tête baissée, dans l’enceinte de cette terra absurdement incognita. « Lucinda vous attend », marmonne en anglais la concierge.
11h Lucinda, c’est la rédactrice en chef du journal. Une grande tige blonde à lunettes bleues assorties à son pull, ainsi qu’à la coque de son smartphone. Un indice précieux pour tous ceux qui chercheraient à hacker son iPad, dont j’ai – autant plaider coupable – fortuitement aperçu le mot de passe. « Je rentre de vacances. Veuillez excuser le chaos. » Quel chaos ? À suivre…
11h15 Après ce rapide preview, mon hôtesse me conduit dans le bureau voisin, celui de Michelle Richardson, la chef d’édition. Dix ans qu’elle travaille ici ! Elle semble tellement plus jeune avec sa peau laiteuse, ses pommettes saillantes et sa coupe au carré noire. Présentations mutuelles. La conférence de rédaction, qu’elle préside, va bientôt commencer.
11h30 Emballé, c’est pesé, pensai-je après ce survol d’actualités. Impossible de saisir ni le nom, ni le titre des huit rédacteurs présents, tant leur élocution était mauvaise. Une certaine Janine, un certain Raphael… S’ils ne parlaient pas dans leur barbe, ils parlaient du moins dans une barbe, imaginaire pour tous sauf Basem Boshra qui n’allait pas tarder à me recevoir dans son bureau.
12h-12h40 Son bonjour s’essouffle dans un crépitement de plastique. Un paquet de cacahuètes salées trône majestueusement à côté d’une imprimante dernier cri. À sa droite, un ordinateur de la première heure et une bouteille de Coca Light à moitié entamée. Pour quelqu’un qui s’est vu récemment absorber par la série Sherlock Holmes, mon sens de la déduction s’avère limité. Rien de tel qu’un dialogue pour se familiariser avec l’inconnu.
Basem (« appelez-moi, Basem », m’exhorte-t-il) est le chef de la rubrique « Arts », l’équivalent des pages « cultures » en France, ce vaste champ… je cherche la traduction de « wild umbrella » (large parapluie)… Ce large éventail plutôt ! Seize ans qu’il a rejoint les reporters – soixante-quinze à ce jour – de la Gazette. Pourquoi les arts (de vivre) ? Par un concours de circonstances. « Presque tout le monde vient d’investir un nouveau poste », dixit Michelle.
Un bouleversement qu’accuse un retour de vacances massif. « Que l’on se repose alors sur les agences de presse, telle l’AFP, agace nos lecteurs ». Et mon interlocuteur d’abattre le préjugé selon lequel les journalistes, au service de l’information et des « informés », ne prennent jamais de congés. Quel qu’en soit le contenu, Basem se fait pourtant un devoir de répondre à ses mails. « Il faut voir le côté positif. Un message, même agressif, prouve qu’il y a des gens qui continuent de nous lire. J’aurais tendance à m’inquiéter, si je ne recevais plus rien. » Une correspondance qui occupe un créneau d’une heure par jour environ.
À ma question statistique répond un historique de l’édition dominicale, lancée en 1980, avant d’être supprimée il y a trois ans. « Nous devions faire face à la concurrence d’un autre quotidien anglophone mais après la disparition de celui-ci et au vu d’un moindre lectorat en fin de semaine, nous avons décidé de ne « travailler » que six jours par semaine. » Peut-être ce jour off alimente-t-il le mythe du journaliste disponible 24/24 ?
Un mythe incarné par les freelances que la Gazette sollicite volontiers, bien que son budget ad hoc ait été, comme partout, revu à la baisse. Quid des correspondants étrangers ? De même que le Chicago Tribune se repose sur ses journaux-frères, de même le quotidien canadien publie parfois des articles parus dans les supports qui lui sont affiliés. Dix pour être exacte. Comment proposer des sujets internationaux tandis que la ligne éditoriale vire au local ?
12h55-13h30 Pause-café au Pain Doré où je tenais absolument à manger un muffin carottes et noix, ma madeleine de Proust à moi.
13h30-14h Retour dans le bureau de Lucinda où je remarque, accrochés au mur, une caricature d’elle et de son chat ainsi que quelque récompense, un « National Newspaper Award ». Introduction aux futures applications du groupe dont le lancement est prévu pour le début du mois d’octobre. Log-in difficile. Deux semaines de vacances ça use, ça use… Mot de passe validé. Vu ! Je n’ai pas fait exprès. Lucinda m’assigne un box, afin que je puisse « scroller » en toute tranquillité durant sa prochaine conversation téléphonique. Livrée à moi-même une petite demi-heure, j’ai tout de même eu le temps d’être confondue avec une rédactrice du journal. Flatteur.
14h30-15h Visite privée des locaux. Sur les murs, des posters indiquent les tranches d’âges ciblées par la Gazette avec les horaires de publication correspondants. En résumé :
Génération | Support | Horaire de publication |
54-65 ans | version print | 6h |
35-54 ans | iPad | 18h |
15-45 ans | iPod | 6h et 18h |
18-34 ans | site web | toute la journée |
« Davantage connectés, les 18-34 ans s’intéressent aux sorties, alors que les abonnés « papier » (environ 70 000 lecteurs par semaine, NDLR), a priori plus âgés, suivent l’actualité télévisée. En dehors de cette dernière catégorie, plus personne ne consulte notre guide des programmes. C’est pourquoi nous avons renoncé à sa gratuité. Vous entendez mon téléphone sonner ? Les gens m’appellent pour m’exprimer leur mécontentement quant à cette mesure. Que voulez-vous, nous ne pouvons pas couvrir leurs frais de distribution en sachant que la moitié de nos impressions atterrit dans la poubelle. Ou alors il faudrait plus de publicité sur notre site », commente mon guide faussement désabusé.
Au milieu de la salle de rédaction, le « Pod » (nacelle, en français). Réservé aux économistes, entre autres, cet espace consiste en un cercle dominé en son centre par trois écrans suspendus. Traversée de plusieurs boxes avant de jeter un œil à une cuisine-salle à manger jouxtant quatre distributeurs de junk food et, enfin, aux archives de la rédaction. Il s’agit plutôt d’une bibliothèque abandonnée. Les employés s’y retirent pour passer leurs coups de fil ou consulter des dossiers qu’ils négligent fréquemment de remettre à leur place. Personne pour veiller à l’entretien de ce havre de savoir. Restriction de budget oblige.
15h Une déception que chasse la proposition suivante : « Mais vous devez en avoir marre de m’entendre parler. Pourquoi n’écririez-vous pas un article pour nous ? J’en ai parlé à Basem, il serait ravi ! Vous êtes accréditée au Festival des Films du Monde, c’est ça ? »