En cet automne pluvieux, trois expositions parisiennes gravitent autour du rêve, ce phénomène dont la complexité peut nous rendre chèvres ; et dont l’inconsistance nous oblige parfois à compter les moutons.
Incarné par des divinités, telles que les Oneiroi – qui a donné l’adjectif onirique en français – ou Morphée, le dieu du sommeil ; récupéré par la psychanalyse comme un lieu où se réalisent les désirs inavoués, comme la clef ouvrant sur l’inconscient de chaque individu, le rêve traverse tous les courants de pensée, depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours. Hippocrate s’y réfère pour établir ses diagnostics, Freud les interprète afin de cerner les névroses de ses patients. Illustré par nombre d’artistes, ce phénomène envahit aujourd’hui les salles d’exposition du Centre Georges Pompidou, de l’Orangerie et du musée du Luxembourg.
Objets de rêve
Que retient-on souvent du Surréalisme ? L’écriture automatique, cette méthode de création littéraire théorisée par Breton à la suite de ses recherches sur l’inspiration poétique et qui consiste à coucher le plus de mots possible sans réfléchir, c’est-à-dire sans se soucier des conventions littéraires et sociales. Appliquée dans un état de semi-conscience, cette méthode, préconisant une émancipation maximale de la raison, confirme l’importance du rôle que joue le rêve dans l’esthétique surréaliste. Un importance que souligne l’exposition proposée par le Centre Georges Pompidou, « Le Surréalisme et l’Objet ».
Selon Didier Ottinger, commissaire de l’exposition et directeur adjoint du musée, l’objet, au sens large du terme, représente pour les Surréalistes un moyen de revaloriser l’inconscient, à contre-courant de la psychanalyse qui en fait le creuset de pulsions honteuses. Cette revalorisation passe par la conversion, la transsubstantiation des rêves en objet ; un processus qui rappelle le principe de l’objectivation hégelienne, selon lequel l’esprit se voit sublimé dès lors qu’il s’incarne dans une œuvre d’art, c’est-à-dire dès lors qu’il passe à la postérité.
Toutefois, l’objectivation surréaliste ne répond à aucune logique. Si Hegel tente de matérialiser le fruit de ses réflexions afin de laisser une trace dans l’histoire, Breton et ses épigones s’intéressent, quant à eux, aux produits de l’inconscient, soit à l’irrationnel. Autrement dit, chez les Surréalistes le détournement est constant. C’est pourquoi une seule et même œuvre, telle que la « Boule suspendue » (1930-31) d’Alberto Giacometti, peut revêtir un nombre incalculable de significations. Il n’est pas rare qu’elle procède d’un assemblage aléatoire symbolisant le désordre qui règne dans le cerveau avant l’émission d’une idée.
Entre rêve et cauchemar
Si le songe surréaliste se cristallise en objet(s), chez Frida Kahlo, le rêve, positif, s’impose en tant qu’objet de désir. « On me prenait pour une surréaliste. Ce n’est pas juste. Je n’ai jamais peint de rêves. Ce que j’ai représenté était ma réalité. » Et quelle réalité ! Dur de rester optimiste quand on souffre de la poliomyélite, une malformation congénitale freinant la croissance de ses membres inférieurs. À ce handicap, s’ajoute le drame d’un accident de bus en 1927, qui laisse la jeune femme fortement diminuée : son abdomen est transpercé par une barre de métal ; sa jambe droite, facturée ; son pied droit, cassé ; son épaule, démise ; son bassin, ses côtes et sa colonne vertébrale sont, eux aussi, brisés. Prisonnière d’un corset, Frida se met à peindre. Et pour l’encourager, ses proches accrochent un miroir sur le haut de son lit à baldaquin. C’est ainsi que l’art devient pour elle une consolation, une échappatoire vers un monde meilleur.
La seconde tragédie qui frappe Frida se nomme Diego, Diego Rivera. C’est en ces termes, entre autres, que l’exposition de l’Orangerie présente le maître mexicain. Partagé entre l’affection et les tourments que lui apporte son mari, Frida finit par accorder une plus grande place au côté obscur de son imaginaire. Aux portraits de ses débuts, aux papillons colorés qui ornaient ses plâtres d’adolescente, répondent des toiles confinant au cauchemar. Les infidélités de « Dieguito » – dont une aventure avec sa sœur – ses fausses couches successives, sa santé médiocre lui inspirent des scènes mêlant onirisme et réalisme. C’est bien la réalité de sa maladie qu’illustre « La colonne brisée » (1944), un autoportrait érigeant le personnage central, perclus de clous, au statut de martyr. De même, dans « L’hôpital Henry Ford » (1932), où l’artiste relie au ventre d’une femme nue, baignée dans son sang, six éléments issus du réel : feu son fœtus, une orchidée offerte par Diego, son bassin démantelé, un escargot symbolisant l’interminable supplice d’un accouchement manqué, et un appareil indéterminé dénonçant la froideur du corps médical. Chez Frida, crudité rime souvent avec violence, une violence qui émeut plus qu’elle ne choque. Ainsi, la dernière salle de l’exposition invite le spectateur à appréhender, si ce n’est à partager, la souffrance cauchemardesque de l’artiste.
Les rêves renaissants
Si certains artistes s’impliquent corps et âme dans leur peinture, d’autres préfèrent adopter un point de vue externe. C’est le cas des peintres de la Renaissance, qui ont d’abord traité le rêve en tant que divinité et, plus tard, phénomène psychique. Voilà le propos de l’exposition présentée au musée du Luxembourg, laquelle suit un axe proprement thématique. « Les gens préfèrent les idées aux dates », explique le co-commissaire Yves Hersant. De la nuit, incarnée par quelques divinités mythologiques telles Nux, Hypnos, et les Furies, on passe à l’aube, cet intermédiaire salvateur, en passant par des visions prophétiques et apocalyptiques, « les songes vrais » issus des Écritures. Peuplée d’allégories, la première salle où trône le magnifique Battista Dossi qui sert d’affiche à l’exposition débouche sur une double réflexion autour de la « vacatio animae », la vacance de l’âme, en tant que prétexte pour représenter des jeunes femmes nues endormies, et en tant qu’extase, c’est-à-dire un moment de dépossession de soi. Si le sommeil permet de faire le vide, il favorise aussi l’expression d’instances supérieures comme Dieu, ou encore le Diable. Aux songes bibliques de Jacopo Ligozzi s’opposent, par exemple les scènes infernales de Jan Brueghel ou encore Jérôme Bosch. Enfin, le tour de force de la manifestation, ressortit à l’évocation de l’Aurore, sœur de la Lune et du Soleil, passerelle entre le somme et l’éveil. Si le premier évoque la mort, alors le second implique une résurrection, soit une renaissance.
Pour baliser ce parcours : des panneaux figurant tous les prêts avortés de ce projet original. « Il était des toiles, selon nous, indispensables que notre scénographe a choisi d’imprimer sur de grands panneaux noirs et blancs. » Outre qu’elle accentue la différence entre les supports graphiques et décoratifs, cette gamme chromatique rappelle le procédé cinématographique qui consiste à distinguer réalité et fiction par un jeu sur les couleurs. Voilà comment le spectateur est convié, à la lueur de ce large champ référentiel, à rêver lui-même.
“La Renaissance et le rêve : Bosch, Véronèse, Greco”, du 9 octobre au 26 janvier, au musée du Luxembourg.